Alto romantique: sous le signe de Brahms
Si lalto bénéficie aujourdhui dun répertoire qui, sans rivaliser avec ceux de son grand et de son petit frère plus favorisés (le violoncelle et le violon), possède néanmoins une certaine richesse, cest en grande partie aux compositeurs allemands du romantisme finissant quon le doit. Que Debussy en ait trouvé le son "affreusement mélancolique" dit sans doute assez bien la réticence que la culture musicale française semble avoir eu longtemps pour cet instrument qui, malgré lHarold en Italie de Berlioz, nobtint une classe au Conservatoire de Paris quen 1894.
En Allemagne, en revanche, cette "mélancolie" semble avoir davantage porté chance à lalto. Dès la première moitié du XIXe siècle, un Hummel ou un Weber lui réservent une place de choix dans des oeuvres de musique de chambre. En 1851, Schumann lui dédie, avec ses quatre Märchenbilder, un cycle qui fera école. On ne sétonnera pas, par ailleurs, de voir lalto fréquemment associé à la clarinette, instrument mélancolique par excellence au moins depuis Weber (sinon Mozart), dans des oeuvres, en particulier, de Max Bruch, comme son double concerto ou ses Pièces pour clarinette, alto et piano, qui ont retrouvé aujourdhui une certaine faveur. On sait aussi que Brahms autorisa lui-même la transcription à lalto de ses deux sonates pour clarinette, prélude aux grandes oeuvres de Reger et surtout dHindemith dont le nom seul symbolise, à bon droit, la réhabilitation de lalto au XXe siècle.
Les compositeurs enregistrés ici sont moins connus que ceux que nous venons dévoquer, mais ils appartiennent à la même mouvance traditionaliste vouée, contre lécole wagnérienne, au culte de la musique de chambre, au respect des vieux maîtres et à la perpétuation dun romantisme "crépusculaire" où lalto trouve tout naturellement sa place. Proches de Brahms, ces compositeurs nous rappellent que ce dernier ne fut pas, en son temps, un isolé et que, face aux partisans de la "musique de lavenir", il existait en Allemagne à la fin du XIXe siècle nombre de créateurs, souvent très honorés par leurs contemporains, dont la redécouverte réserve sans doute plus dune intéressante surprise.
Joseph Joachim (1831-1907) est bien connu pour avoir été lun des plus grands violonistes de son temps et lun des plus fidèles amis de Brahms qui lui dédia son concerto. Directeur de la Musikhochschule de Berlin, vice-président de lAcadémie des arts, pédagogue éminent, fondateur dun quatuor célèbre, il fut aussi un chef dorchestre et un compositeur estimable et son oeuvre nest pas seulement constituée, comme celle dautres violonistes virtuoses, de morceaux destinés à mettre en valeur ses qualités solistiques. Ses ouvertures, notamment celle pour Hamlet, récemment exhumée, montrent en lui un émule non sans personnalité du grand Brahms. Ses trois Mélodies hébraïques nous rappellent par ailleurs les origines juives de Joachim et constituent avec le fameux Kol Nidrei de Bruch lun des plus intéressants témoignages du judaïsme musical allemand du XIXe siècle. Toutes trois dun tempo modéré et écrites en forme lied (ABA), ces pièces mettent généreusement en valeur les mélodies quelles adaptent, le piano brodant volontiers à la reprise des accompagnements fournis, en particulier dans la seconde pièce dun souffle large et généreux.
Cest à une veine semblable quappartiennent les Trois Romances de Friedrick Kiel (1821-1885). Konzertmeister de la chapelle du prince Albert de Wittgenstein-Berleburg dès 1840, il "monte" à Berlin où il devient rapidement un pédagogue influent à la Musikhochschule; membre de lAcadémie des arts, il est lun des rénovateurs de la musique religieuse allemande sous le signe de Bach et de Haendel. On lui doit deux Requiem, une Missa solemnis, un Stabat mater, ainsi que plusieurs oratorios dont un Christus longtemps célèbre. Mais tout en pratiquant les grandes formes et en montrant un goût certain pour la polyphonie monumentale, il a également laissé une abondante musique de chambre. Brèves, réduisant presque la forme lied au monothématisme par la brièveté de leur parties centrales, ses Romances se situent, comme toute sa musique de chambre, à la charnière de Schumann et de Brahms, dont linfluence se fait particulièrement sentir dans la troisième pièce.
Autre grand nom du renouveau de loratorio allemand, Leopold Heinrich Freiherr von Herzogenberg (1843-1900) descendait dune famille française émigrée lors de la Révolution (les Picot de Peccaduc). Élevé chez les Jésuites, il commença détudier la philosophie et le droit à lUniversité de Vienne avant de se consacrer entièrement à la musique. Sa rencontre avec Brahms fut déterminante: il resta toujours lun des plus proches amis de lauteur du Requiem allemand. En 1872, il partit pour Leipzig où il rencontra Philipp Spitta avec qui il fonda deux ans plus tard (bien que déducation catholique!) le Bachverein dont il devint président en 1875: il nest que découter sa Passion (1896), récemment enregistrée, pour se rendre compte de tout ce que son style vocal doit à celui du grand cantor. Succédant à Kiel à la Musikhochschule et à lAcadémie de Berlin, il ne se consacra plus, après la mort de sa femme en 1892 quà la musique religieuse. Son oeuvre instrumentale reste cependant importante, dominée par deux symphonies, des pièces pour piano, pour orgue et de la musique de chambre, dans la lignée de son grand ami Brahms, dont il nest, dans ses meilleurs moments, pas indigne. En témoignent éloquemment ses Trois Légendes, et en particulier la pièce centrale dont le caractère emporté forme un contraste très réussi avec les tempi plus lents des deux mouvements qui lencadrent; la mélodie de lalto sy détache avec une passion réellement prenante, tel un cantus firmus mendelssohnien, des arpèges véhéments du piano. On sera également sensible aux subtilités rythmiques très brahmsiennes de la première pièce et à lingénuité quasi schubertienne de la troisième.
Éminent représentant dune importante dynastie de musiciens néerlandais (son frère Willem et ses fils Juriaan et Louis sont également des compositeurs renommés), Hendrik Andriessen (1892-1981) est le seul compositeur de ce programme à ne pas entretenir de liens directs avec lécole de Brahms. Vouée, comme celle de beaucoup de ses collègues belges ou suisses à une manière de synthèse entre les influences française et germanique, sa musique sinscrit dans une filiation nettement postromantique au chromatisme exacerbé, qui a retenu la leçon de Franck, maître à qui Andriessen a dailleurs consacré une biographie. Auteur de quatre symphonies, de pièces pour orgue, de mélodies et doeuvres de musique de chambre, il sest imposé en 1919 avec sa Missa in honorem sacratissimi Cordis. et peut être considéré comme lune des figures les plus marquantes de la vie musicale des Pays-Bas au XXe siècle. Succédant à son père aux orgues de léglise Saint-Joseph de sa ville natale de Haarlem, il fut ensuite organiste à Utrecht, où il dirigea également le Conservatoire, avant de devenir directeur du conservatoire de La Haye et de terminer sa carrière en enseignant la musicologie à lUniversité catholique de Nimègue de 1952 à 1963. Retrouvée en 1984, après la mort de son auteur, la Sonatine pour alto et piano date des années 1920; en un seul mouvement, elle se révèle très respectueuse de la forme-sonate classique: le second thème, dont on aura remarqué la parenté avec le premier (il commence par une même descente de tierce), est transposé, lors de la reprise, deux tons en dessous de sa première apparition. Cette pièce aussi brève que dense, dont létroite intrication harmonique des parties de piano et dalto renforce encore lunité, exhale, avec ses longues courbes mélodiques descendantes, un charme certain, qui nest pas sans évoquer Chausson.
Heinrich XXIV Prinz Reuss (1855-1910) est, comme son nom le laisse suggérer, le rejeton dune grande famille du Mark Brandebourg. Docteur en droit, il ne fut pas pour autant, comme son père létait dailleurs déjà, un musicien dilettante, puisquil préféra sadonner entièrement à la composition plutôt quà la carrière juridico-administrative quil eût facilement pu embrasser. Élève dHeinrich von Herzogenberg, il laisse une oeuvre imposante, forte de non moins de six symphonies, quil dirigea lui-même dans toute lAllemagne, de nombreuses pièces vocales, chorales, pianistiques et, bien sûr, de musique de chambre. Sa Sonate pour alto (1904) se signale par une grâce mélodique toute particulière. Si le troisième mouvement est un rondo assez classique et le deuxième une série de variations sur une basse descendante, dont le principe, en passacaille, constitue peut-être un hommage au finale de la quatrième symphonie de Brahms, le premier mouvement est dune forme libre et remarquablement ondoyante. Le rythme à 6/8 et la nonchalance de la mélodie ne sont dailleurs pas sans quelque peu évoquer le début de la Sonate pour violon de César Franck...
Alain Corbellari